lundi 22 février 2016

Aéronautes : Garrick



Aéronautes

Le Dieu Nuage


Cahier de Garrick.
Falgern - 10/10/2217

L’odeur est infecte. Mélange de bière chaude, d’urine séchée et d’huile rance. Jamais trouvé de latrines qui sentaient le jasmin, mais y’a des limites. Dans un fracas métallique, l’eau parvient péniblement à la sortie d’un robinet qui devait être propre, jadis, ou pas. Un mince filet d’eau tiède et grisâtre suffit à rincer mes mains, mais je vais devoir garder mes ongles en noir et blanc encore un peu plus longtemps , faut croire. Je lance un regard insistant au miroir brisé, devant moi. Des semaines que j’ai pas vu mon reflet, peut-être des mois même, je sais pas bien. Et comment je suis censé apercevoir un bout de moi dans ce puzzle ? Même pas un coin suffisamment épargné pour voir ma tronche en entier. Bah, pour ce qu’il y a à voir, derrière cette barbe hirsute et la crasse durcie par les tempêtes de sable. C’est plus des rides, c’est des stries tracées au canif qui taillent grossièrement une ébauche de ce qui devait être ma gueule. Heureusement, mes yeux causent toujours. Je crois même qu’ils ont pris un peu d’éclat, une lueur de sagesse p’tet’ bien, va savoir. Les reflets de l’âme, qu’on dit, hein ? A moins que ce soit le rhum frelaté de ce taudis qui commence à me tambouriner les tempes.
Je pousse la porte d’un coup d’épaule. Je retourne dans la foule. Enfin la foule, je me comprends. Pour un type parti en vadrouille depuis des mois avec pour seule compagnie son capitaine de bordée, marié à sa flasque d’eau de vie maison et sa cartosphère jaunie par le temps, dix paumés dans un bar dont 4 qui roupillent le nez dans leur pinte, ça fait foule. Il fait sombre ici. On distinguerait mieux un chat noir dans une cave qu’une Cadillac rose flambant neuve dans ce trou à rat, j’promets. Enfin y’a pas mieux à espérer dans un relais du Vent Sud à cette saison. C’est déjà beau qu’ils aient autre chose que de l’alcool de fumier à nous servir. Puis je dis pas non à une pause. J’ai passé tellement de temps dans les airs que j’ai l’impression de tanguer sur un nuage en permanence.
Le capitaine est toujours avec Franz. J’aime pas ce type. C’est pas dû à ses cheveux gras et ses costards rétro façon Al Capone du 23e siècle. Pas dû non plus à sa façon mollasse de te serrer la main, qu’on dirait un mollusque qui te file entre les doigts. C’est un marchand pour la seule raison qu’on n’a pas le droit de coller « entourloupeur » sur les licences de travail. Derrière le piano qui lui sert de dentier, y’a pas un mot qui respire pas le calcul, la malhonnêteté. Même quand il te dit bonjour, t’as l’impression de te faire voler des mots, si tu lui réponds. Mais je sais bien pourquoi le capitaine traite encore avec lui. Y’a plus grand monde qui cherche des transporteurs assez fêlés pour prendre le Vent Sud pour pas trop cher et qu’ont pas peur de manger du sable. Juste ceux qui veulent pas passer par la Post’Air, quoi. Enfin c’est toujours du boulot.
Le temps change dehors. Je vais jeter un œil à la fenêtre.
Pas étonnant qu’on n’y voit que dalle, encore un de ses foutus Alto-Mammatus qui prends la moitié du ciel à lui tout seul. Ces nuages là, vaut mieux pas les prendre en plein vol, j’promets. On dirait du coton humide, un peu laiteux, parfois on jurerait qu’ils sont solides. Ces trucs font la taille d’une planète et te retournent un Aéronavire au moindre coup de barre de travers. Des poussées de vents circulaires qui finissent en rafales à 300 dans les hélices à contresens. Bah, elles tiennent pas le choc tu penses, pis l’équipage non plus. On les appelle les Titans.

« Il va pas faire bon prendre le vent, hein ? »

J’ai un sursaut à l’intérieur, trop fatigué pour le laisser sortir. J’avais pas vu le petit vieux un peu à ma gauche, les yeux vitreux collés aux carreaux. Il est apparu d’un coup. J’aurais dû le repérer à l’odeur pourtant, pas discret à ce niveau là.

« C’est la saison. Il en arrive tous les 2 jours en ce moment. Et ils soufflent dur. Le ponton d’aérage de Falgern a pas tenu le choc, pas plus tard qu’il y a une semaine, on la retrouvé en miettes 8000 mètres en contrebas. »

Il me parle sans lâcher le ciel des yeux, et rien qu’à la façon qu’il a de le regarder, on voit qu’il sait de quoi il cause, l’ancien. Puis il se tourne vers moi en essuyant ses lunettes dans sa chemise à carreaux rouges et noirs.

« Aéronaute ? »

Il a l’air sympa. Je crois même qu’il me sourit. Pas facile à voir dans le bourbier des plis de son visage.

« Ouaip » que je lui réponds, peux pas faire mieux.

Il remet ses lunettes et me dévisage comme pour jauger s’il peut me faire confiance. Ce regard qu’on jette pour déceler une faille chez l’autre avant de lui lâcher un secret bien lourd. Il me fait un sourire en coin et retourne zieuter le ciel en pointant du doigt l’extrémité la plus haute du Titan. Je reste fixé sur lui quelques secondes puis il me lance un regard de travers.

« Je te montre un truc, ptit gars. C’est pas mon doigt qu’il faut regarder. »

J’me sens un peu con alors je me racle la gorge vite fait puis je m’y mets. Je suis des yeux la ligne qui part de son doigt et j’arrive au sommet du Mammatus. Au début, je suis pas sûr, mais en plissant les mirettes, je distingue clairement une forme tout en haut qui se détache de l’ensemble. On dirait la silhouette nuageuse d’un type, torse poil, baraqué, dans le genre forgeron de la mythologie, ou je sais pas quoi. Le type doit être franchement balèze en taille, parce que même sur un Titan, il a pas l’air ridicule. Si c’est pas un foutu géant.  Pour ainsi dire, le nuage a carrément l’air plus petit, maintenant, j’promets.  J’arrive pas à décoller mes yeux, c’est quoi ce machin ? J’ai l’air d’un gamin qui voit le ciel pour la première fois.

« T’avais jamais vu ça hein ? ».

Je me retourne vers le vieux, qui me regarde, l’air amusé. Ca se voit bien à ma tronche que j’y comprends rien. Pourtant il a l’air sérieux, dans ses yeux. Ce qui le fait marrer c’est ma gueule, c’est pas ce type en haut du Titan.

« C’est un Dieu, gamin ».

Il me sort ça, comme ca. Droit dans ses godasses. Un Dieu. Une seconde, ça m’a traversé qu’il me prenait pour un con, mais la seconde d’après, je sais pas pourquoi, j’ai su que c’était pas des cracks. J’ai le pif pour ça. Faut que je revoie ça. L’instant d’après, je parcours le nuage des yeux pour retrouver le géant qui conduit des Mammatus. Le capitaine va pas s’en remettre quand je lui aurai montré ça. Et quand on parle du loup.

« Ho ! Garrick ! »

Sa voix me fait tourner la tête illico, vieux réflexe du pont, j’imagine. Je suis moins surpris de le trouver planté au milieu du bar, devant moi, déjà en tenue que de m’apercevoir que le vieux a disparu du champ de vision plus vite qu’une plume dans une rafale.

« Ramène toi, on prend le vent »

« Cap’taine, faut venir voir ça, j’promets. »

 Je me démonte pas, je sais que le boss est pas du genre prière ou vieux barbu, mais ça vaut le coup de lui montrer un truc pareil. Il grogne un peu, normal, mais il m’aime bien alors il rapplique à la fenêtre et inspecte. Je guette sa réaction. Après un rapide coup d’œil au ciel, il me lance, pas surpris.

« Quoi ? Un titan ? Bah on en a vu d’autres ! »

« Non, au dessus, Cap’taine ! »

Je me rapproche et lui montre du doigt. Mais je lui montre rien d’autre que du ciel à perte de vue au dessus du nuage. Plus de Dieu géant, de forgeron divin qui conduit. Comment un machin pareil a disparu ? J’ai pas l’air malin.

« Ouais, c’est le ciel Garrick. Ca t’a pas fait du bien la bière, on dirait. Remets toi presto, on a du taf. On vole jusqu’à Rasgalor. »

Sur ce, il met son béret, me colle une tape amicale sur l’épaule et file fissa vers la sortie du rade. Je reste une seconde devant la vitre, des fois que ca revienne. Rien, ni Dieu, ni vieux. L’a p’tet raison le boss. Je ferais mieux de boire de l’eau quand on s’arrête dans les relais. Je remets mon par-dessus en cuir sableux, sors du bar et jette un dernier coup d’œil au Titan. J’ai pas rêvé ce que j’ai vu, j’promets.


Extrait de "Aéronautes"
Inspiré par Altius
Soufflé par les Nuages.

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